Succession, assurance-vie ou PEA : « taxer mieux plutôt que de taxer davantage »

Par : edicom

France Stratégie a publié jeudi le rapport « Les grands défis économiques » de la commission internationale Blanchard-Tirole, qui s’est penché autre autres sur des sujets fiscaux en apportant des solutions concrètes… et de bon sens, comme celle d’affecter les recettes fiscales des droits de succession à une redistribution financière favorisant l’égalité des chances…

La lutte contre la pandémie mondiale ne doit pas occulter l’action face à trois grands défis auxquels notre société est confrontée : la lutte contre le réchauffement climatique, la réduction des inégalités, et l’adaptation au vieillissement de la population. C’est pourquoi le président de la République avait demandé, en mai 2020, à 26 économistes de réfléchir en profondeur à la dimension économique de ces trois défis, afin de proposer un cadre d’analyse et des idées nouvelles. La commission sur Les grands défis économiques a ainsi travaillé en toute indépendance pendant plus d’un an, sous l’égide d’Olivier Blanchard et de Jean Tirole, avec l’appui de France Stratégie. Nous publions, ici, le paragraphe consacré à la succession dans le chapitre « Face aux inégalités et à l’insécurité économiques ». Les intertitres émanent de la rédaction de Profession CGP, ceux soulignés du rapport de la commission Blanchard-Tirole.

« La logique des droits de succession (par opposition à un impôt sur la fortune, par exemple) est d’égaliser partiellement les conditions financières des nouvelles générations. Les résultats de l’enquête montrent que les Français ne plébiscitent pas l’imposition des successions, mais aussi que leur perception est fondée sur des considérations éthiques contradictoires. En effet, une grande majorité d’entre eux considèrent que les parents ont le droit de transmettre à leurs enfants un patrimoine durement gagné sans être imposés. Mais ils considèrent également en majorité que permettre l’inégalité des chances à la naissance en raison de dotations différentes constitue une injustice. Ces points de vue font apparaître une tension évidente. Ils reflètent clairement une demande d’égalité des chances, et cette dernière peut servir de ligne directrice pour une réforme. La logique d’égalité des chances implique de s’intéresser, non pas à ceux qui donnent, mais à ceux qui reçoivent, en retenant comme base imposable le montant total reçu par le bénéficiaire. Cela étant, la transmission d’un « patrimoine durement gagné » devrait être en grande partie exonérée grâce à un niveau d’abattement élevé, et les recettes fiscales concernées pourraient être explicitement affectées à des mesures de redistribution.

Tel n’est pas le cas aujourd’hui. Tout d’abord, les droits de succession sont fondés largement sur le donateur et non sur le bénéficiaire. À titre d’exemple, à montant d’héritage égal, le taux d’imposition est plus faible si le bénéficiaire hérite de deux personnes (ses deux parents) plutôt que d’une seule (un seul de ses parents). Or, au regard de l’égalité des chances et selon les préférences exprimées par la population sondée, ce n’est pas ce que l’on donne mais ce que l’on reçoit qui doit compter. Par ailleurs, le Code des impôts prévoit des abattements tous les quinze ans, avantageant ainsi les donateurs et les bénéficiaires qui connaissent ces dispositions et peuvent planifier la transmission du patrimoine longtemps à l’avance. La logique voudrait ici que l’on prenne en compte l’ensemble des donations reçues par le bénéficiaire au cours de sa vie dans le calcul de l’impôt.

La recommandation […] selon laquelle les bénéficiaires devraient être imposés sur la totalité des sommes qu’ils reçoivent des donateurs au cours de leur vie, est séduisante. Nous la reprenons à notre compte, en exprimant toutefois la même réserve que celle formulée par les auteurs : nous disposons de peu d’éléments sur les obstacles à sa mise en œuvre pratique (le seul pays européen à avoir adopté cette approche est l’Irlande, où le montant total des donations et héritages reçus au cours de la vie constitue la base imposable, après abattement de 335 000 euros pour les transmissions entre parent et enfant).

 

Ratio des transmissions annuelles estimée à 32 % en 2050

La transmission de patrimoine entre générations est loin d’être négligeable. Le ratio des transmissions annuelles (donations et héritages) sur le revenu disponible annuel des ménages est estimé à 19 % et devrait atteindre entre 25 % et 32 % en 2050. Sans surprise, ce ratio est plus élevé pour les catégories ayant des revenus élevés. En dépit de leurs taux d’imposition élevés (1), les droits de succession ne représentent cependant que 1,2 % de l’ensemble des recettes fiscales : pour répondre à l’impopularité de cet impôt, le législateur français n’en a pas changé les taux ou la progressivité, mais il a créé des exonérations et des possibilités d’évitement, un mal bien français. Nous ne voyons pas comment le fait d’encourager des ménages bien informés à pratiquer l’optimisation fiscale peut rendre le système plus juste. Un exemple en est donné dans le Chapitre II : celui du traitement réservé aux polices d’assurance-vie, avec un abattement de 150 000 euros par bénéficiaire et des taux préférentiels au-delà de ce seuil.

La commission recommande de taxer mieux plutôt que de taxer davantage. Nous craignons toutefois que les droits de succession restent impopulaires, même s’ils sont « améliorés ». Les deux mesures présentées ci-après peuvent contribuer à réduire l’écart entre les perceptions de la population et la recommandation de la commission.

Tout d’abord, quelle que soit notre opinion sur l’imposition des successions du point de vue de l’éthique, il est clair que sa logique et sa justification impliquent de la fonder sur ce que reçoit le bénéficiaire, et non sur ce que donne un donateur. Il peut y avoir des divergences de vue sur les taux à appliquer, mais pas sur des caractéristiques qui rendent cet impôt aléatoire ou manipulable. Enfin, afin de tenir compte du souhait légitime de pouvoir transmettre un patrimoine « durement gagné », le seuil à partir duquel celui-ci est imposé doit être élevé. Des consultations citoyennes et des débats publics sur la question pourraient contribuer à réduire l’impopularité de cet impôt.

 

Redistribuer les recettes fiscales des successions aux plus fragiles

Par ailleurs, pour souligner encore davantage son rôle redistributif, il pourrait être judicieux de faire une entorse aux principes des finances publiques en affectant les recettes fiscales des droits de succession à une redistribution financière favorisant l’égalité des chances. Sans privilégier une action plutôt qu’une autre, ces recettes fiscales affectées pourraient servir à créer des comptes individuels auxquels les jeunes les moins favorisés pourraient recourir pour éviter de devoir travailler trop lorsqu’ils étudient ou se forment, ou des comptes financiers auxquels les enfants défavorisés pourraient avoir accès lorsqu’ils deviennent adultes. Elles pourraient aussi servir à financer des programmes en faveur de la petite enfance.

Cela étant dit, l’évasion fiscale constitue un risque sérieux. Les contribuables peuvent patiemment transmettre de l’argent à leurs enfants (pour de faibles montants), mais ils peuvent aussi s’expatrier (pour des montants plus importants). Avant d’entreprendre une réforme, de plus amples travaux doivent être conduits sur ces questions, les éléments disponibles étant insuffisants. En particulier, les statistiques sur les successions en France, par exemple sur les successions par tranche d’imposition, sont très lacunaires.

 

Mesures après production

Certaines des propositions de mesures au stade de production étant très controversées au sein de la commission, nous en discutons plus loin.

Tous les impôts et transferts ont des aspects redistributifs et donc affectent les inégalités d’une manière ou d’une autre. Un débat sur le système français d’imposition/de transfert dans son ensemble, abordant ses incidences en matière d’inégalité, irait bien au-delà de ce que la commission pouvait faire. La tension entre efficacité et distribution rend cette question complexe. L’efficacité implique d’imposer les facteurs les moins mobiles, ce qui entraîne moins de distorsions ; l’exemple type est l’imposition des rentes pures, comme les rentes foncières. Mais les impôts, et plus encore les transferts, ont des effets redistributifs. L’exemple d’un impôt sur les biens immobiliers est à cet égard révélateur. La valeur d’un bien immobilier reflète surtout la valeur du terrain qui est un facteur immobile. Du point de vue de l’efficacité, cet impôt crée peu de distorsions, mais il pèse largement sur les ménages des classes moyennes dont la richesse est souvent essentiellement immobilière. Un bon taux d’imposition devrait permettre de trouver un équilibre entre efficacité et inégalité, et refléter les préférences de la société (2). Les économistes peuvent attirer l’attention sur les équilibres à trouver, mais c’est aux politiques qu’il revient de choisir.

Nous pouvions toutefois nous concentrer sur certains pans du système d’imposition/de transfert qui peuvent être améliorés. C’est la raison pour laquelle les auteurs du Chapitre II ont décidé de s’intéresser principalement à la fiscalité des revenus du capital, un domaine dans lequel il existe une marge d’amélioration.

 

A propos de la taxation du capital

Le capital est mobile, le travail beaucoup moins. Les gouvernements ont constaté que leurs tentatives de taxer le capital se sont souvent soldées par une fuite des capitaux à l’étranger, et que des taux élevés d’imposition ont souvent entraîné une baisse des recettes fiscales. C’est pourquoi les récentes réformes entreprises en France ont réduit l’écart avec l’étranger. Mais la concurrence fiscale entre pays a entraîné une baisse des taux d’imposition sur le capital mobile, un nivellement vers le bas. Les pays ont tenté d’attirer les capitaux mobiles et ont donc créé de nombreuses échappatoires fiscales ; ils se sont assurés des recettes fiscales en maintenant des taux d’imposition élevés sur les facteurs moins mobiles tels que le travail.

Le défi est donc de mieux taxer le capital, en abaissant les taux d’imposition, en augmentant les recettes fiscales et en réduisant les distorsions. La France a récemment accompli des progrès. Ainsi, certains taux d’imposition très élevés sur le capital, qui dépassaient parfois les 100 %, ont été supprimés. La mise en place du Prélèvement forfaitaire unique (PFU), également appelé « flat tax », a plafonné les taux d’imposition marginaux sur les revenus du capital, ce qui a permis de réduire les distorsions.

Toutefois, le progrès technologique, le partage de renseignements et la conclusion de nouveaux accords internationaux permettraient de faire encore plus.

• Technologies :

l’analyse de données et le système du tiers déclarant (qui existe déjà pour les salaires et la TVA) peuvent contribuer à améliorer la discipline fiscale. Des progrès peuvent par exemple être accomplis en augmentant la part de contrôles ciblés au moyen de l’intelligence artificielle et des algorithmes d’exploration de données (data mining) – part qui devrait atteindre 30 % en 2020 et qui a été fixée à 50 % en 2023. Les dispositifs destinés à augmenter la discipline fiscale ont pour effet non seulement d’augmenter les montants recouvrés, mais aussi de promouvoir l’équité (plutôt qu’une société où les personnes scrupuleuses paient plus d’impôts que les opportunistes) et au bout du compte, la redistribution. Citons un extrait du Chapitre II : « si les travailleurs ordinaires perçoivent pour la plupart des salaires déclarés par des tiers, les personnes les plus aisées perçoivent une part bien supérieure de leurs revenus sous forme de plus-values, de dividendes, de revenus locatifs, de revenus d’entreprise ou de revenus industriels et commerciaux. Or ces types de revenus présentent des taux d’évitement de l’impôt bien supérieurs ».

• Renseignements:

l’échange automatique de renseignements (EAR) entre pays constitue un élément essentiel en la matière. La France devrait continuer à jouer un rôle clé dans le développement de l’EAR et insister sur la nécessité de l’étendre à toutes les classes d’actifs, y compris les biens immobiliers et les biens professionnels (le champ d’application des règlementations en vigueur dans l’Union européenne est plus large que celui de l’EAR de l’OCDE, et inclut déjà certains actifs non financiers tels que les biens immobiliers).

Accords internationaux :

la commission soutient fortement le projet du G20 et de l’OCDE sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS)1. De nombreuses entreprises multinationales déclarent leurs bénéfices dans des pays à faibles taux d’imposition, quel que soit le pays où elles commercialisent effectivement leurs produits. Le pilier 1 vise à redistribuer en partie les droits d’imposition entre les pays en abandonnant les critères de résidence fiscale et de présence physique (propriété, installations de production et salariés) pour intégrer la dimension de la demande (chiffre d’affaires, produits et clients). Le pilier 2 a pour objet de réduire la concurrence fiscale en permettant aux pays de « récupérer l’impôt sur les bénéfices » lorsque d’autres pays n’ont pas exercé (« suffisamment ») leur droit initial d’imposition. Si cette proposition n’est pas approuvée, une autre possibilité serait de parvenir à un accord sur un taux d’imposition minimum pour éviter un nivellement vers le bas. Enfin, et c’est primordial, la fiscalité des entreprises multinationales devrait concerner tous les secteurs, et pas uniquement les entreprises du numérique.

 

Appel à une coordination internationale

Une coordination internationale sur les revenus des ménages est aussi souhaitable. Comme le note le Chapitre II, il est fréquent que les impatriés bénéficient de régimes fiscaux préférentiels pendant de nombreuses années. Ainsi, dans de nombreux pays, le taux d’imposition des impatriés qui disposent d’un revenu élevé est inférieur à celui de travailleurs au revenu équivalent, qui y sont déjà domiciliés fiscalement. Les pays peuvent légitimement avoir des préférences différentes en ce qui concerne les taux d’imposition, mais réduire, parfois de façon considérable, les impôts sur le revenu des personnes hautement qualifiées et mobiles ne joue pas en faveur de plus d’égalité et peut difficilement être justifié par des considérations d’efficacité au niveau mondial. Un exemple proche de nous est le traitement fiscal extrêmement généreux réservé aux professeurs travaillant à l’étranger qui décident de s’installer ou de rentrer en Italie. Cette question devrait être débattue, du moins au niveau européen si ce n’est dans un cadre plus large. Une autre possibilité, qui est celle choisie par les États-Unis, consisterait à soumettre les citoyens français résidant à l’étranger à l’impôt français (au-delà des impôts qu’ils doivent acquitter dans leur pays de résidence), du moins pendant quelques années.

 

PEA et dispositifs défiscalisants dans l’immobilier

Ces changements n’élimineront pas d’eux-mêmes toutes les failles qui limitent l’efficacité et l’équité du système fiscal. Bien que les politiques condamnent souvent les niches fiscales dans leurs discours, ils en créent régulièrement de nouvelles pour satisfaire leurs électeurs. Certaines de ces échappatoires fiscales répondent effectivement à une logique d’efficacité, comme les exonérations dégressives au titre de « l’aide à domicile » mises en place pour lutter contre le travail au noir. Un autre exemple est l’exonération des plans d’épargne en actions (PEA), qui permet aux dividendes et plus-values des PEA (conservés pendant cinq ans et pour des versements plafonnés à 150 000 euros) d’échapper à l’impôt. Cette exonération compense en partie la préférence marquée des Français pour les fonds d’assurance-vie en euros au détriment des investissements dans l’appareil productif qui permettent de contribuer à la croissance. Cependant, de nombreuses niches fiscales ne répondent ni à une logique de redistribution ni à une logique d’efficacité. Ainsi, les études empiriques n’ont cessé de montrer que les mesures en faveur de l’investissement immobilier (comme les réductions d’impôt introduites par la loi Pinel, les exonérations des plus-values immobilières réalisées lors de la cession de la résidence principale ou les aides à l’investissement locatif, dont les réductions d’impôt) bénéficient principalement aux propriétaires en augmentant les prix immobiliers et les loyers dans les centres-villes, et profitent peu aux personnes ciblées. En d’autres mots, l’effet redistributif pourrait être bien plus important si l’argent public était utilisé autrement.

Il convient donc de mettre en place un processus d’évaluation et de révision des différentes exonérations fiscales, par exemple une commission économique qui identifierait les exceptions, et formulerait des recommandations au gouvernement et au Parlement. La difficulté est de s’assurer que ces recommandations ne restent pas lettre morte. »

 

1. Avec un taux marginal d’imposition des successions entre parents et enfants allant jusqu’à 45 %, la France a le taux le plus élevé des pays de l’OCDE après le Japon (50 %) et la Corée du Sud (55 %).

2. Quoique conscients du fait que l’ISF tient une place essentielle dans le débat politique en France, nous ne le traitons pas dans le détail, ce pour plusieurs raisons. Premièrement, son importance (le coût du passage à l’impôt sur la fortune immobilière – l’IFI – est estimé à environ 2 ou 3 milliards d’euros par an) est très faible par rapport aux sommes que représentent les trois défis que nous mentionnons. Deuxièmement, les données probantes sur les effets d’un impôt sur la fortune, du point de vue d’un équilibre entre efficacité et redistribution que nous venons d’évoquer, sont limitées. Troisièmement, la cohérence d’un impôt sur la fortune, des autres impôts sur les revenus du capital et de l’impôt sur les successions appelle d’autres études.

  • Mise à jour le : 25/06/2021

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